Auguste Perret : un atelier pour une artiste
Après Mela Muter, poursuivons la série "un atelier pour une artiste", avec Chana Orloff, autre figure emblématique du Montparnasse et de l'école de Paris.
Depuis la révolution française, Paris est l'incontestable capitale du monde artistique. Le XIXème siècle est traversé par différents mouvements: Réalisme, Impressionnisme et Postimpressionnisme. Pendant la première moitié du XXème siècle, une grande communauté d'artistes de tout horizon, français comme étrangers se constitue à Paris, renforçant ainsi la position de la capitale française.
Parmi ces artistes, une jeune femme se fera très vite remarquée jusqu'à devenir une des figures majeures de cette communauté que l'on désigne couramment par l'expression "L'école de Paris".
Elle se nomme Chana Orloff.
Chana Orloff est née en Ukraine en 1888, avant-dernière d'une fratrie de neuf enfants. Son père est instituteur, sa mère est sage-femme.
Dès sa plus jeune enfance, elle peine à accepter son destin tout tracé de jeune fille préparée à devenir une future épouse d'un homme qui sera choisi par ses parents.
Elle apprend à lire le soir en cachette avec l'aide d'un de ses frères, puis réussi à convaincre ses parents de l'envoyer en apprentissage pour devenir couturière.
De la banlieue de Tel-Aviv à Paris, prélude à la sculpture
Sa vie bascule une première fois vers l'âge de seize ans. La maison familiale est incendiée. Les Orloff sont contraints de quitter le pays pour la Palestine, chassés par l'ostracisation des juifs et les pogroms.
La famille est démunie, ses frères travaillent dans les champs tandis que Chana effectue des travaux de couture qui permettent de faire vivre sa famille. Elle est très vite remarquée par le directeur de l'école où un de ses frères enseigne la gymnastique. Il réussit à la convaincre de partir pour Paris suivre une formation poussée de couturière pour à son retour pouvoir prétendre à en faire son véritable métier.
Chana arrive à Paris en 1910 et devient apprentie dans la maison de haute-couture de Jeanne Paquin. Elle suit conjointement des cours du soir pour parfaire sa formation. C'est le deuxième tournant de sa jeune existence. Un de ses professeurs décèle chez elle un réel talent et l'encourage à postuler au concours d'admission de l'école des Arts décoratifs.
Elle intègre l'école avec brio en se classant seconde du concours. Ces trois années de formations vont lui permettre d'acquérir une solide base comme dessinatrice, et sculptrice. La couture fait désormais partie du passé.
Avide d'apprendre et travailleuse acharnée, Chana fréquente les musées pour copier par le dessin les oeuvres des grands maitres. Elle étudie également la sculpture à l'académie Marie Vassilieff à Montparnasse, lieu de rencontre du monde artistique et littéraire parisien. Elle se lit d'amitié avec Soutine, Modigliani, Zadkine et bien d'autres.
1913-1919, premières reconnaissances, moments de joie et de tristesse
Dès 1913, ses premières sculptures commencent à être remarquées au Salon d'Automne. Son style très personnel, loin de tout académisme et des dogmes ne passe pas inaperçu.
Ces études terminées, elle s'installe dans un atelier rue du Pot-de-Fer dans le 5ème arrondissement, puis ensuite rue d'Assas.
Après les deux premières années de guerre non propices aux expositions, 1916 est une année importante. Chana épouse le poète Ary Justman et expose pour la première fois aux côtés de Matisse, Van Dongen et Rouault.
Les revues et recueils de son mari, "SIC" et "Réflexions poétiques" sont régulièrement accompagnés de dessins et gravures de Chana.
Son fils Élie vient au monde en janvier 1918.
Un an plus tard son mari décède des suites de la grippe espagnole, puis son fils est atteint de poliomyélite à l'âge de trois ans. Malgré toutes ses épreuves et la précarité de sa situation de mère célibataire, Chana fait front et se réfugie dans le travail.
1919-1925, la consécration
Les années qui vont suivre seront celles de la consécration et de la renommée internationale. Chana est confirmée comme une grande sculptrice figurative. Elle porte un fort interêt pour la sculpture de portrait et à l'instar de Mela Muter en peinture, devient rapidement une des portraitiste les plus demandées de l'élite parisienne.
Chana Orloff sculpte des femmes de l'élite artistique ou littéraire. Elles sont modernes, sexuellement et économiquement libérées. Les traits du visage sont reconnaissables mais les formes sont volontairement stylisées et abstraites.
Emménagement Villa Seurat
L'année 1925 la voit recevoir la Légion d'honneur et la nationalité française pour elle et son fils. Cette même année elle fait l'acquisition d'une parcelle dans le projet de cité d'artistes des frères Jean et André Lurcat.
L'architecte et ami Auguste Perret est mandaté pour lui construire une maison-atelier, la réalisation prendra moins de six mois.
La façade
A la différence des nouvelles constructions du Mouvement moderne aux façade lisses et dépouillées, Auguste Perret compose une façade, qui comme beaucoup de ses réalisations, joue sur une différenciation entre le cadre structurel et le remplissage.
Cette façade décorative avec ses briques en quinconce, donne à l'atelier un caractère classique qui se distingue de tous les édifices de la rue construits à la même époque.
La priorité est donnée à la lumière et aux volumes. Deux poteaux verticaux et deux poutres horizontales structurent et divisent la façade.
Une première partie horizontale dotée de portes larges en bois plein pour faciliter le passage des sculptures volumineuses.
Une partie centrale totalement vitrée pour apporter la lumière aux pièces principales.
Un dernier niveau avec un remplissage de briques en quinconce et deux petites fenêtres, l'ensemble rehaussé par une large corniche.
Les intérieurs
Auguste Perret répond aux souhaits de Chana Orloff en concevant un ingénieux plan intérieur.
Le rez-de-chaussée est composée de deux "studios".
Le premier studio est conçu comme un espace d'exposition. Il dispose d'une façade sur rue orientée au nord avec une galerie mezzanine sur deux côtés permettant de voir les sculptures d'en haut.
Le deuxième studio est à proprement parlé l'atelier de travail. Il est positionné à l'arrière de la pièce d'exposition et doté d'un éclairage naturel par le haut.
La partie privative l'est restée de nos jours et n'est donc pas visible.
Les logements comprenaient une cabine de couchage en mezzanine pour une nourrice et à l'étage, deux petites chambres, un salon-salle à manger, une cuisine et une salle de bain.
Le style est totalement épuré.
Chana Orloff avait coutume de dire lors des interviews "Je n'aime pas les meubles, je préfère les murs à meubler". Cependant, le peu de meubles présents ont tous été conçus par ses amis designers Francis Jourdain et Pierre Chareau.
Chana et son fils Élie s'installent rapidement dans cette nouvelle maison-atelier. Les dix années qui vont suivre cet emménagement seront celles de la consécration. Chana Orloff est arrivée à maturité dans son art et expose partout en Europe et surtout aux États-Unis. Elle y séjournera aux Etats-Unis près de six mois. Les achats privés et les commandes d'États lui assurent enfin une sécurité financière.
Chana Orloff et Élie à la Villa Seurat.
Avec de gauche à droite les peintres Chaïm Soutine, Émilio Grau-Sala et Lloyd.
Les années sombres, son exil en Suisse
L'occupation allemande et les lois anti-juives sont de plus en plus présentes. Chana Orloff est reconnaissante envers la France qui l'a accueillie, décernée la Légion d'honneur et naturalisée française en 1925. Mais après avoir accepté de porter l'étoile jaune imposée, elle est comme toute la communauté juive de plus en plus menacée.
Une première tentative pour quitter Paris se solde par un échec. En 1942, elle réussit à quitter Paris avec son fils grâce à un haut fonctionnaire de police qui prévient son fondeur, Alexis Rudier, de l'imminence de la rafle du Vel d'Hiv.
Après avoir passé la zone libre, ils arrivent en Suisse et transitent dans un camp d'accueil. Les garanties de connaissances genevoise du monde de l'art, leurs permettent de quitter le camp.
Chana Orloff se remet au travail dans un atelier prêté par une amie peintre.
Depuis le début de l'occupation, Chana Orloff produit volontairement des portraits et pièces de petites dimensions. Elle emporte quelques unes de ces réalisations en Suisse qui lui permettent de subsister au début de son exil. Elle poursuit cette sculpture de poche en exil et les commandes systématiques d'amis suisses lui permettent de tenir financièrement.
On y retrouve des portraits à l'esthétique très marquée années 40, ils sont ressemblant mais dotés de traits de visage volontairement exagérés (nez, yeux, menton,...). Un langage plus direct qui permet de retranscrire les traits de caractère de ses modèles.
Le retour
Mai 1945, Chana Orloff revient à Paris. Elle y découvre un atelier dévasté. Les œuvres qu'elles n'avaient pu sauvegarder ont disparues ou ont été mutilées voir détruites. Une grande partie des plâtres originaux a été volée ou détruite par l'occupant. Chana Orloff réussit à redonner vie à son atelier grâce aux soutiens de ses rares amis encore vivants après ces années noires. Elle réinstalle dessins et tableaux de ses proches amis artistes; Max Jacob, Marc Chagall, Tsuguharu Foujita, Alexandre Yacovleff et bien d'autres.
Mais le drame et les horreurs de cette période l'ont profondément touché. Elle exorcisera cette douleur indélébile en réalisant une de ses pièce majeures : Le Retour.
Une œuvre puissante et à elle seule accusatrice. Elle reste longtemps "privée" et n'est présentée au public que 17 ans après sa réalisation Place Beauvau à Paris en 1962.
Une signature jusqu'alors inhabituelle chez Chana Orloff qui semble à la fois exprimer ses tourments et sa difficulté à s'extraire de la réalité de l'époque.
Nous sommes face à une masse linéaire sans véritable plan et articulation, une forme humaine décharnée, taillée avec dureté : une interrogation sur la nature humaine.
Il y aura donc un avant et un après la seconde Guerre Mondiale et le génocide. La facture de ses œuvres a changé et Chana Orloff en est parfaitement consciente.
Une véritable artiste, sincère, ne cesse d'évoluer. Cette évolution est dictée par les circonstances... un véritable artiste ne peut s'extraire de son époque... et notre époque est celle de la dureté.
L'évolution de son œuvre ne l'empêche pas de connaitre le succès partout dans le Monde où elle est à nouveau exposée. De grandes rétrospectives sont organisées à Paris, Amsterdam, Oslo, New York, Chicago et San Francisco et Tel-Aviv.
En 1948, l'État d'Israël est proclamé, Chana Orloff partage alors son existence entre Paris et Israël. Elle est également choisie par le nouvel état indépendant pour réaliser une série de monuments commémoratifs.
L'année 1950 marque le début d'une période riche en nouvelles œuvres. L'ensemble de ses réalisations sont marquées du sceau du souvenir avec des expressions souvent sévères, rugueuses ou douloureuses.
L'état hébreu lui demande de réaliser un monument dédié à la femme au travail. De cette nouvelle commande naitront plusieurs œuvres : Semeuse, Porteuse, Cueillette, Glaneuse, Porteuse de gerbe et Femme au panier.
La "Femme au panier" fut sélectionnée et exécutée en plâtre mais ne sera jamais coulée en bronze et édifiée en raison de son coût et des oppositions religieuses à la représentation de cette femme au caractère trop volontaire et libre à leur goût.
Chana Orloff, tout en continuant de réaliser de nombreux portraits au cours de ses séjours en Israël,
renoue progressivement avec la fluidité et réalise des nombreuses oeuvres à la figuration abstraite et stylisée mais également des portraits à la beauté très contemporaine.
Chana Orloff continue à plus de soixante-dix ans à déployer la même énergie et vitalité dans ses œuvres tout au long des années 60.
Elle retourne en Israël pour une rétrospective à Tel-Aviv à l'occasion de son 80ème anniversaire. Peu de temps avant l'inauguration, elle est prise d'un malaise et transportée à l'hôpital, elle s'éteint le 18 décembre 1968.
Vous qui passez par Paris, amatrices et amateurs d'architecture et de sculpture, je vous recommande d'ajouter à vos visites celle de l'atelier de Chana Orloff.
Situé dans une impasse à l'architecture remarquable, cet atelier est un des rares (le seul?) à avoir conservé son identité originelle.
Auguste Perret a dessiné et réalisé cet atelier fonctionnel avec simplicité et talent. A l'image de sa propriétaire, un lieu où il fait bon vivre et travailler.
Dans ce lieu baigné de lumière et entouré de nombreuses oeuvres de l'artiste, vous sentirez la présence permanente de Chana Orloff. Et pour traverser les épisodes de sa vie vous aurez la chance d'avoir comme guide son petit-fils Eric Justman.