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Dans le domaine architectural la mémoire collective ne retient souvent que le nom de l'architecte et rarement les autres artistes qui ont collaboré avec lui. Pierre-Alexandre Bigot comme bien d'autres en est le parfait exemple.
J'ai décidé de rendre hommage à l'artiste à travers ses réalisations dans le domaine de la céramique architecturale. Un tour d'horizon partiel, car exclusivement parisien, qui je l'espère vous donnera envie de découvrir ou encore mieux connaitre cet artiste mésestimé.

Qui est Pierre-Alexandre Bigot ?
Nous sommes au milieu du XIXème siècle, le Japon jusqu'alors hermétique et fermé s'ouvre peu à peu à l'occident. Sous l'impulsion du marchand d'art Hayashi Tadamasa, les oeuvres d'artistes japonais tels que Hokusai, Hiroshige, Utamaro et d'autres sont dévoilées lors des expositions universelles parisiennes de 1867, 1878 et 1889. Cette approche artistique d'extrême orient va progressivement influencer la peinture et l'art en général sur le vieux continent. Un renouvellement artistique des céramistes et sculpteurs s'engage également vers un retour à la nature, à l'authenticité, à l'émotion.
Alexandre Bigot sera de ceux-ci et pourtant rien ne le prédestinait à devenir l'un des plus grands céramistes de son époque.

Pierre-Alexandre Bigot, plus connu sous le nom d'Alexandre Bigot, naît à Mer (Loir et Cher) en 1862 dans une famille d'agriculteurs.
Brillant élève, son cursus parle pour lui.
1879: Bachelier ès Lettres
1880: Bachelier ès Sciences
1884: Licence en Sciences Physiques
1886: Préparateur dans le laboratoire du célèbre chimiste minéralogiste Charles Friedel
1890: Docteur en chimie organique
Jusqu'en 1897, chercheur et professeur à l'Ecole des Mines.
De formation scientifique, docteur en sciences, professeur dans les grandes écoles, Alexandre Bigot se prend de passion pour la céramique lors de sa découverte à l'exposition universelle parisienne de 1889. Il stoppe alors sa carrière universitaire pour une carrière artistique.
En 1890, il adhère à l’Union syndicale des architectes fondée par Anatole de Baudot, ouverte à tous - artistes, industriels, constructeurs, ingénieurs, etc. Cette particularité lui permet de connaître les architectes et de faciliter les collaborations.
Sa formation de chimiste organique et ses connaissances en minéralogie, acquises avec son maître Charles Friedel le conduisent vers des études approfondies sur l'émaillage avec pour objectif la création d'émaux aux couleurs infinies.
Après de longues recherches, ses découvertes sont multiples; la qualité d'un émail dépend du nombre de ses composants et du rôle de chacun par rapport aux autres, sa couleur changera en fonction des éléments de base et des acides qu'il contient. Autre conclusion importante, ce sont les phénomènes engendrés pendant une cuisson longue à haute température qui vont modifier l'aspect final des émaux après fusion.
Mais vous l'aurez compris, je ne suis pas chimiste, alors retenez simplement que la publication en 1893 du résultat de ses longues recherches va élever Alexandre Bigot au rang de maître chez les céramistes de l'époque.
Après ses recherches, place à la mise en pratique de ses expériences. Il ouvre son premier atelier sur ses terres de naissance à Aulnay et commence à créer des objets d'art, en parallèle il dépose ses premiers brevets. La présence de ses réalisations dans les salons et expositions et le succès qu'elles reçoivent ne se font pas attendre. Un an plus tard, il décide de passer à l'étape industrielle en créant une société, se dote d'une véritable usine et s'entoure de collaborateurs.
En 1897, il fonde la société A. Bigot et Cie, siège à Paris et usine à Mer, un lieu d'exposition s'ouvre la même année à Paris.
L'exposition universelle de Paris en 1900 restera une date marquante pour l'artiste. L'ensemble de ses oeuvres exposées est la synthèse de son parcours depuis 1892, les nombreux prix reçus à cette occasion valident ses récentes réalisations dans le domaine de la céramique architecturale.
A la fin du XIXème siècle, l'architecture polychrome est en plein essor en France.
L'arrivée des nouvelles techniques de construction marque un tournant dans le développement du grès émaillé en architecture. En effet, l'usage du ciment ou du béton armé ne fait pas l'unanimité, et beaucoup s'interrogent sur son aspect triste et terne et sur sa pérennité.
L'utilisation du grès émaillé en façade sera une des réponses à ce double questionnement. Ce parement protégera de l'effritement et d'une éventuelle porosité tout en donnant une noblesse aux façades extérieures.
Fort de ses récents succès et toujours à la recherche d'idées novatrices, Pierre-Alexandre Bigot va multiplier les collaborations avec les plus grands architectes et sculpteurs Art nouveau du moment.
Il est temps désormais de découvrir par l'image quelques une de ses plus remarquables collaborations dans le Paris des années 1900.
Castel Béranger, 14, rue Jean de La Fontaine, Paris 16 - 1895-1898
Architecte : Hector Guimard (1867-1942)
Cet immeuble de rapport d'une superficie de plus de 700m2 peut être considéré comme l'oeuvre fondatrice de Hector Guimard, elle assurera définitivement la renommée de l'architecte. On retrouve ici un bouillonnement créatif qui se caractérise par la multitude de matériaux utilisée. Alexandre Bigot, participera à cette frénésie en réalisant le vestibule et quelques pièces sur la façade.

La façade reçut le prix du jury au concours des façades de Paris de 1898.


Hall d'entrée décoré par Alexandre Bigot.
Légèrement inquiétant, est-ce l'entrée d'une grotte?
3, square Rapp, Paris 7 - 1899/1900
Architecte : Jules Lavirotte (1864-1929)
Immeuble commandité par Mme de Montessuy, est en ciment armé selon le système Cottancin. La façade est un mélange d'historicisme pittoresque et d'Art nouveau. Le luxe ornemental réside dans l'utilisation du grès flammé d'Alexandre Bigot sur les linteaux de fenêtres, colonnettes et panneaux des balcons, voussures et chêneaux, de briques émaillées sur les trumeaux et des tuiles en écaille.


29, avenue Rapp, Paris 7 - 1900
Architecte : Jules Lavirotte (1864-1929)
Un des immeubles emblématiques de l'Art nouveau parisien. Exubérance et démesure sont les deux qualificatifs que l'on peut associer à cette réalisation en ciment armé selon le système Cottancin.
Cet immeuble, haut en couleur, validera définitivement le travail d'Alexandre Bigot et assurera sa promotion.
A partir du 1er étage, la façade est totalement recouverte de grès. Elle est à elle seule une véritable vitrine des usages possibles du grès flammé dans l'ornementation architecturale. Alexandre Bigot cherche à démontrer dans cet ouvrage que le grès peut se substituer à la maçonnerie.
La façade
L'ossature de l'immeuble est en ciment armé et des pièces creuses lestées de ciment sont traversées par des fils de fer. L'ensemble est recouvert de plaques de grès avec une coupe identique à celle des façades en pierres.

La façade reçut le prix du jury au concours des façades de Paris de 1901.
Le portail
Il est encadré d'une sculpture réalisée dans la terre à grès par le sculpteur Jean-Baptiste Larrivé. Sa singularité réside dans sa mise en oeuvre par Alexandre Bigot. En effet, l'original de Larrivé est directement cuite au four sans moulage et fixée directement sur la pierre par des goujons.

Les modénatures

50, avenue de Ségur, Paris 15 - 1899
Architecte : Gabriel Ruprich-Robert (1859-1953)
Cet immeuble précurseur de l'Art nouveau parisien a une façade assez sobre. Seuls l'oriel d'Alexandre Bigot et le calepinage des briques de la partie inférieure des murs rehaussés de modénatures floraux donnent un peu de fantaisie à l'édifice.

Oriel et décoration du vestibule
14, rue d'Abbeville, Paris 10 - 1901
Architectes : Edouard Autant (1872-1964) et Albert Autant
Voici encore un remarquable exemple de l'Art nouveau parisien et de l'usage de la céramique architecturale. Un dense décor végétal luxurieux, tel une jungle avec des dégradés d'émaux vert émeraude, grimpe le long d'une sobre façade en brique. L'impression de mouvement et de dynamisme est saisissante, offrant à notre regard une végétation en pleine croissance.

Du haut du 3ème étage, la chauve-souris et le hibou surveillent l'entrée

1, rue Danton, Paris 6 - 1901
Architecte : Edouard Arnaud (1864-1943)
Immeuble précurseur de la construction en béton armé et armatures métalliques, système Hennebique. L'entrepreneur François Hennebique en est le commanditaire et y installa son siège social.
Il s'agit ici de montrer que le béton peut ressembler à de la pierre. Un ciment masque la façade et masque l'innovation technique.
On y retrouve en fonds de façade les céramiques d'Alexandre Bigot, sobriété promotionnelle à la gloire de François Hennebique.

25 bis, rue Franklin, Paris 16 - 1902
Architectes : Auguste et Gustave Perret (1874-1954 / 1876-1952)
Une réalisation en béton armé révolutionnaire pour l'époque, car elle repose sur des poteaux sans murs porteurs. La façade semble légère, percées par de nombreuses ouvertures en hauteur, des panneaux de béton venant combler les espaces.
Les frères Perret vont faire appel à Alexandre Bigot pour doter la façade d'un revêtement afin de lui donner du raffinement et conserver les fers. Pour laisser la structure apparent et affirmer l'ossature, le revêtement aura des formes différentes selon leur application; poteaux, panneaux.

Des carreaux de grès flammé à motifs floraux couvrent les panneaux entre les poteaux, qui sont quant à eux recouverts de dalles de grès lisses.

62 et 64, rue Boursault, Paris 17 - 1902 et 1911
Architecte : René-Auguste Simonet (1877-1915)
Ce couple d'immeubles qui s'inscrit dans le mouvement Art nouveau a été réalisé en 2 temps. L'édifice le plus ancien est sur 2 niveaux en pierre de liais. Une élégante structure en fer apparente vient mettre en valeur l'oriel en encorbellement hourdé de briques recouvertes de grès flammé d'Alexandre Bigot. Les briques vernissées donnent de la fantaisie à la structure et ce malgré la neige.

53, rue Nollet, Paris 17 - 1902
Architecte : Jean-Alexandre Navarre (1848-1937)
Hôtel particulier de facture classique. Alexandre Bigot rehaussera l'ensemble de la façade ici et là avec ses briques émaillées et son grès flammé (porche, vestibule, linteaux et balustrades).


Céramic Hôtel 34, avenue de Wagram, Paris 8 - 1903
Architecte : Jules Lavirotte (1864-1929)
Hôtel particulier sur 8 niveaux pour le compte de Madame Russell, devenu aujourd'hui le Céramic Hôtel.
Jules Lavirotte collabore à nouveau avec Alexandre Bigot pour le revêtement de la façade en association avec le sculpteur Camille Alaphilippe.
Un véritable jardin d'Eden fait de motifs végétaux parcours les niveaux de la façade et s'accouplant avec les briques émaillés.
Cette composition prend sa source au rez-de-chaussée depuis 5 amphores et dans un mouvement dynamique, grimpe le long des oriels et balcons en se ramifiant. Ici et là elle rencontre fruits et insectes.

Une fois encore, la façade reçut le prix du jury au concours des façades de Paris de 1905.

76, rue Mademoiselle, Paris 15 - 1903
Entrepreneur : Bastier & fils
Bref passage devant cet immeuble doté d'un portail ornementé par Alexandre Bigot, une illustration d'une nouvelle fable de Jean de la Fontaine, le chat, le chien et les salamandres.


Eglise Saint-Jean de Montmartre, Paris 18 - 1904
Architecte : Anatole de Baudot (1834-1915)
En plein coeur de Montmartre se dresse une des rares églises de style Art nouveau. Oeuvre de l'architecte Anatole de Baudot précurseur dans la construction d'église en béton (visible de l'intérieur, ici système Cottancin). L'architecture extérieure est traditionnelle avec un respect des symétries, mais elle n'en demeure pas moins avant-gardiste et novatrice avec la singularité de son revêtement extérieur. La façade est revêtue de briques et son porche central de céramiques.
Alexandre Bigot utilisera des pastilles de grès flammés imbriquées dans le ciment, à l'image du 25bis rue Franklin. Ici on y retrouve une multitude de figures géométriques de couleurs différentes appliquées sur le ciment nu faisant rupture avec le reste de la façade en brique.


Sculptures de Pierre Roche - Saint-Jean encadré de 2 anges
Zoom sur le travail des pastilles de grès flammés
Zoom sur L'autel sculpté par Pierre Roche recouvert de grès flammés.

95, avenue Gambetta, Paris 20 - 1905
Architecte : François-Adolphe Bocage (1860-1927)
Cet immeuble de rapport de 7 étages dispose d'une façade en brique ornée de grés flammé que l'on retrouve essentiellement sous forme de frises dans les soubassements du 1er et 5ème étage et sur les oriels. Le fronton de portail est agrémenté d'une salamandre sur des feuilles de nénuphar.


132,134 rue de Courcelles, Paris 17 - 1907
Architecte : Théo Petit (1865-1930)
L'éclectisme et le style Art nouveau sont visibles sur une base haussmannienne classique, et plus particulièrement sur les poivrières d'angles. C'est ici qu'Alexandre Bigot est intervenu pour agrémenter les 2 dômes de ses grès flammés.


La Samaritaine, Paris 1 - 1907
Architecte : Frantz Jourdain (1847-1935)
Alexandre Bigot collabore à la décoration de la partie Art nouveau de La Samaritaine (rue Baillet et rue de la Monnaie), en agrémentant la façade de frises et motifs végétaux, les pylônes de décors floraux. Son travail côtoie celui du céramiste Gillet (frises en lave émaillée multicolore) et de l'affichiste Eugène Grasset.



Entrepôt du Printemps, 69, bd du Général Leclerc, Clichy - 1905-1911
Architectes : Ernest Papinot (1841-1918) et René-Auguste Simonet (1877-1915)
Voici l'annexe des Grands Magasins Printemps réalisée sur la base d'une ossature métallique apparente et d'un remplissage de briques. La façade est décorée du grès flammé d'Alexandre Bigot.


6 rue de Hanovre, Paris 2 - 1908
Architecte : François-Adolphe Bocage (1860-1927)
Cet immeuble est en béton armé (système Hennebique) et acier. Alexandre Bigot collabore avec le sculpteur Camille Alaphilippe dans le revêtement de la façade. Un ensemble richement décoré en s'inspirant du monde marin.
Malheureusement la façade est actuellement sous filets dans l'attente, je l'espère, d'une rénovation programmée ou hypothétique ?

21 et 21bis, rue Pierre Leroux, Paris 7 - 1908
Architecte : Paul Lahire (1860-1919)
Maison de rapport, propriété de l'architecte. A la différence de l'immeuble de Jules Lavirotte, avenue Rapp, il n'y a pas d'exubérance dans l'ornementation et la façade sans saillies importantes reste assez linéaire.
Au-delà de l'ornementation naturaliste, c'est sur la géométrie des formes qu'Alexandre Bigot a mis l'accent. Des cercles ont été tracés sur chaque carreau de la façade qui une fois assemblés composent une forêt de rosaces que les teintes et dégradés du grès magnifient.

Scarabée surplombant le portail, coquilles Saint-Jacques, goutes d'eau, gastéropodes circulant en file indienne sur les bandeaux et les arcs des fenêtres, feuilles de marronnier viennent agrémenter la façade.
31, rue Campagne-Première, Paris 14 - 1910
Architecte : André Arfvidson (1870-1935)
Les ateliers d'artistes sont nombreux à Paris et encore plus dans cet arrondissement en arrière-cour ou au dernier étage. Mais à partie du milieu du XIXème siècle, de nombreuses immeubles vont être édifiés et dévolus exclusivement aux artistes. Cet immeuble en est un exemple avec sa façade de grandes baies vitrées renforcée par le revêtement de grès flammé d'Alexandre Bigot.

La vivacité des couleurs et les effets décoratifs témoignent de l'esthétique Art nouveau, mais en y regardant de plus près, les formes géométriques employées font référence au Jugendstil viennois et à Otto Wagner.

Bien qu'ayant une démarche scientifique et rationnelle dans l'élaboration de ses grès, Alexandre Bigot a pour toutes ses collaborations architecturales choisit des créer des modèles uniques en fonctions des commandes.
Décidant de rompre avec la céramique comme simple ornementation accessoire, il propose 3 techniques de pose pour les revêtements de façade.
Cette promenade architecturale dans le Paris de la Belle-Epoque se termine. Elle reste incomplète par choix et souvent par contrainte (je pense ici à la dernière et belle collaboration d'Alexandre Bigot avec l'architecte Maurice Collomb, pour l'immeuble du 8 rue de Verzy - Paris 17, voie privée dont l'accès m'a été refusé).
Près d'un siècle après la disparition d'Alexandre Bigot, la quasi-totalité de son oeuvre architecturale a survécu au temps. Elle fut, est et restera la plus variée, la plus virtuose et la plus audacieuse du temps de l'Art nouveau.
En espérant que cette mise en lumière d'une partie de l'oeuvre architecturale d'Alexandre Bigot vous donne l'envie de découvrir par vous-même ses réalisations.
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