Ou quand l'européanisation de la ville n'était qu'un levier de sa "déhispanisation".
Photos : E.G Copyright 2018-2020
Pour qui connait Buenos Aires, nous sommes tous d'avis pour dire qu'elle est la plus européenne des villes d'Amérique latine, et pourtant plus de 11000 kilomètres la sépare de notre continent.
En déambulant dans les quartiers portègnes, il est courant de remarquer ici et là des traces architecturales inspirées dans notre vieux continent.
Il faut remonter au début du XIXe siècle pour en connaitre les raisons. Nous sommes en 1810, et la guerre d'indépendance vis à vis de l'Espagne commence, mouvement suscité et encouragé par la récente Révolution Française de 1789.
Le jour de la "révolution de Mai" - le 25 mai 1810 - la ville obtient son indépendance pendant que l'Espagne lutte contre les armées napoléoniennes. La haute bourgeoisie portègne nouvellement au pouvoir est sensible aux courants de pensée européens, aux nouvelles idées en termes d'urbanisme et d'architecture.
Dès les années 1820, les dirigeants de la jeune et fragile république souhaitent progressivement se détacher de la culture coloniale hispanique et l'architecture sera un des leviers de cette volonté d'affranchissement.
Bernardino Rivadavia, alors ministre du gouvernement de la province de Buenos Aires, a pour ambition de faire de Buenos Aires le plus européenne des villes hors d'Europe. Il lance un appel aux ingénieurs et architectes européens et met en place toutes les infrastructures nécessaires pour l'élaboration de ces grands travaux.
La grande majorité de ces projets n'aboutiront pas, mais cette volonté de transformation s'enracine progressivement dans les esprits et façonnera la ville dans les décennies qui suivront.
D'importants flux migratoires venus d'Europe arrivent à Buenos Aires, la ville est un chantier sans fin sous la direction d'architectes et d'entrepreneurs du vieux continent. Mais même si la capitale argentine est souvent présentée comme le Paris outre-atlantique du fait de l'haussmannisation de son centre-ville, il n'en demeure pas moins que la ville a su se réapproprier et réinterpréter les standards européens de l'époque, en cherchant toujours un compromis entre la modernité européenne et la construction vernaculaire.
Mais c'est bien le modèle français et la tradition académique des Beaux-Arts qui s'imposent à la fin du XIXe siècle, avec son tracé urbain appliqué sur les grands boulevards, les avenues, les places et jardins publics; les avenues de Mayo, Alvear et Sarmiento en sont les exemples les plus parlant.
Les dernières années du XIXe siècle verront le rythme des constructions s'intensifier avec la levée de nombreux édifices publics; la Casa Rosada (le Palais présidentiel) et le Congrès, le théâtre Colón, la gare de Retiro, les galeries commerciales, les palais privés, etc.
L'éclectisme d'origine française ou italienne finit ainsi par s'imposer avec l'arrivée des mouvements antiacadémiques, de l'Art nouveau européen, du Modernisme catalan ou du style Sécession.
Je vous invite à la découverte d'édifices témoins de cette transformation architecturale en parcourant quelques quartiers portègnes.
RECOLETA
Un des quartiers les plus élégants de la capitale, voisin de Retiro et Palermo, il s'y concentre une forte densité d'édifices d'un grand intérêt architectural.
Cimetière de la Recoleta
Le goût architectural français a été initié par l'architecte ingénieur français Prospère Catelin. Nous pensons à la façade de Cathédrale Métropolitaine de la Place de Mai, mais surtout au cimetière de Recoleta, l'un des plus réputés au monde.
A l'intérieur, plus de 4800 tombes ou mausolées répartis sur plus de 50000m2, tous construits dans les styles architecturaux les plus variés. Le cimetière est une des plus grandes expositions d'architecture funéraire du XIXe et début XXe, réunissant en son sein les dernières demeures de la haute bourgeoisie argentine et des Grands Hommes qui ont façonné son histoire.
Mausolée du Général Juan Lavalle
Militaire et homme politique argentin. Figure importante des guerres d'indépendance avec le Général José de San Martin.
Mausolée de la famille del Carril
Salvador Maria del Carril, ancien vice-président de la Nation argentine (1854-1860)
A travers les allées du cimetière de Recoleta...
El Ateneo Grand Splendid
Edifié par les architectes Peró et Torres Armengol à l'initiative d'un immigré d'origine autrichienne Mordechai David Glücksmann. Ce nouveau lieu de culture dans le quartier de la Recoleta ouvre ses portes en mai 1919, il accueille ses premiers ballets et opéras ainsi que les réputés artistes de tango, tels que Carlos Gardel, Roberto Fripo et Francisco Canaro.
Il présente des fresques de plafond peintes par l'artiste italien Nazareno Orlandi et sculptées par Troiano Troiani.
Ce bijou architectural est devenu aujourd'hui une librairie
Plaza Francia
Comme bon nombre d'espace verts de la capitale, cette place a également été conçue par le paysagiste Carlos Thays. Elle a été créée en 1910 pour célébrer le centenaire de la Révolution de mai. A cette occasion, la France s'est associée à l'entreprise en offrant le monument central de la place. Conçu par le sculpteur Edmond Peynot, elle se nomme "De la France à l'Argentine" et y représente les moments de l'histoire des deux pays; la Prise de la Bastille côté français et la Traversée des Andes par le Général San Martin côté argentin.
Palais d'Estrugamou
Edifié entre 1924 et 1929 par les architectes Auguste Huguier et Edouardo Sauze, cet immeuble de rapport pour la bourgeoisie portègne respecte les directives stylistiques de l'académisme avec quelques tendances second empire.
MICROCENTRO
Le centre des affaires de la capitale à cheval sur 2 quartiers : San Nicolás et Montserrat. On y retrouve une grande concentration de bureaux, banques et commerces. Ce quartier est une vrai fourmilière en journée, il abrite à lui seul une grande concentration des plus beaux édifices Belle Époque de la capitale.
Galerie Güemes
Connue sous le nom de Passage Güemes ou Edificio Güemes, il relie les rues Florida et San Martin. L'édifice est le résultat d'un concours international organisé en 1911 pour construire le plus haut bâtiment. C'est un des meilleurs architectes européen de l'époque qui remporte le concours, le turinois Francesco Gianotti. L'inauguration a lieu en 1915, et le bâtiment portera le nom de Güemes en hommage à l'un des héros de la Guerre d'Indépendance, Martin Miguel Güemes.
Cet imposant édifice de 87 mètres de haut s'étend sur 116 mètres. Un dôme avec un phare trône à son sommet faisant du bâtiment le plus haut de la ville pour l'époque.
Bien que considéré comme un véritable joyau de l'art nouveau portègne, l'architecture reste un mélange d'Art Nouveau et de Néo-classique avec ses colonnes et escaliers en marbre, ses dômes en verre et ses ascenseurs aux frontons dorés.
La galerie est dotée de 4 blocs d'accès par escaliers ou ascenseurs aux 14 étages.
Les 5 premiers étages étaient dédiés au bureaux et à partir du 6ème étage se trouvaient des appartement meublés destinés à la location temporaire.
Antoine de Saint-Exupéry séjourna dans un de ces appartements entre 1929 et 1930. Il y écrira "Vol de nuit".
Voici le fronton de l'une de ces entrées, celle de l'Edifice Supervielle, du nom du banquier propriétaire d'un des terrains, et promoteur du concours d'architecture pour le projet de construction.
Détail de la décoration extérieure des ascenseurs desservant les étages.
Les ascenseurs sont à l'époque les plus rapides de la ville.
La lumière artificielle des luminaires installés tout le long de la galerie cohabite harmonieusement avec celle naturelle projetée par les dômes de verres.
Casa Rosada
Le Palais exécutif argentin, siège de la Présidence argentine. Il est l'oeuvre de l'architecte italien Francisco Tamburini et constitue un ensemble éclectique car il est le résultat de la réunification de deux bâtiments construits dans les années 1870 sous la direction de 2 architectes suédois.
Sa couleur rose semblerait très symbolique pour l'Argentine, la légende voudrait qu'elle représente l'union des 2 partis qui se disputent le pouvoir au XIXe siècle; les Fédéralistes (rouge) et les Unitaristes (blanc). La réalité est toute autre, cette couleur ne serait que la combinaison de peinture à la chaux et de sang de boeuf qui a des propriétés hydrofuges et fixatrices.
Théâtre Colón
Intérieurs du second théâtre Colón, ouvre de l'architecte Francesco Tamburini. La salle principale est une des plus grandes du monde, elle est de style éclectique avec un mélange de néo-renaissance italien et de baroque français avec une exubérante décoration riche en dorure. La coupole originale est l'oeuvre du peintre-décorateur français Marcel Jambon, (décors de l'Opéra de Paris, de l'Opéra-comique, de la Comédie Française, etc.).
Ayant subi de gros dégâts causés par des infiltrations d'eau elle a été restaurée en 1966 par le peintre Raúl Soldi.
Palais Barolo
Conçu par l'architecte italien Mario Palanti entre 1919 et 1923 pour le compte d'un entrepreneur du textile Luis Barolo. Il fut le "gratte-ciel" le plus haut d'Amérique du sud jusqu'en 1935, mais ce n'est qu'anecdotique, au regard de ses caractéristiques et de l'inspiration architecturales. En effet l'architecte italien et son commanditaire sont des passionnés de Dante Alighieri et de sa Divine Comédie, ils vont porter ensemble ce projet à la gloire du poète avec pour objectif de rapatrier les cendres du poète pour célébrer les 600 ans de sa disparition en 1921, année prévisionnelle de l'inauguration du palais. Malheureusement le palais ne sera achevé qu'en 1923 sans Luis Barolo décédé un an auparavant.
Le Palais Barolo, à l'esthétique proche de l'expressionnisme, demeure à ce jour un bâtiment emblématique de par sa conception et réalisation idéalistes et singulières, pour preuve:
La division ternaire de l'édifice fait référence aux 3 chapitres de l'oeuvre littéraire: l'Enfer (Inferno), le Purgatoire (Purgatorio) et enfin le Paradis (Paraíso).
Les 100 chants du poème sont représentés par les 100 mètres de hauteur du palais
Le hall d'entrée est porté par 9 voutes d'accès en référence aux 9 anneaux de l'enfer.
Il est composé de 22 étages comme le nombre de strophes des chants.
Une fois arrivé au Paradis, un phare vous attend représentant les 9 coeurs angéliques
Hôtel Chile
Conçu par l'architecte français Louis Dubois, à son inauguration en 1906, il s'appelait Le Lutétia hôtel et a été l'un des plus marquants édifices de l'Art nouveau à la française au début du XXème siècle. En 1988, un incendie a ravagé les derniers étages de l'hôtel ainsi que son splendide dôme. Il a depuis peu récupéré son dôme après une nouvelle restauration et ainsi retrouvé son lustre d'antan.
Ancien siège du "Critical"
Ce bâtiment Art déco conçu par les frères Jorge et Andrés Kalnay a été inauguré en 1926. Ancien siège du journal "Critical" fondé par le journaliste uruguayen Natalio Botana en 1913, journal du matin le plus populaire de l'époque, avec entre autre comme collaborateurs célèbres les écrivains Jorge Luis Borges et Roberto Arlt.
Façade singulière, avec de grandes statues qui flanquent l'imposante fenêtre. L'édifice combine de fortes lignes Art déco avec des éléments des cultures précolombiennes et orientales.
Depuis 1973, ce bâtiment est le siège de la Surintendance de l'administration de la police fédérale argentine.
Bâtiment Nicolás Mihanovich
Edifié en 1912 par l'architecte Joseph Marcovich pour la compagnie maritime de Nicolás Mihanovich. Ce bâtiment est de style éclectique Art nouveau.
Il se distingue par sa tour phare et son dôme en fer qui regardent vers Puerto Madero
BALVANERA
Ce quartier est situé à l'ouest du centre de la capitale.
Palais du Congrès de la Nation Argentine
Edifié par l'architecte italien Victor Meano et à sa mort finalisé par l'architecte belge Jules Dormal. Cette réalisation est dans le plus pur académisme italien de style Beaux-Arts.
Siège de l'auditeur général de la nation
Edifié par l'architecte italien Atilio Locati en 1904, cet ancien bâtiment de l'institut biologique argentin, est doté d'une grande façade de style néo-renaissance italienne et couronné d'une horloge automate fortement inspiré de la "Tour de l'horloge" de la place Saint-Marc à Venise.
La Casa de los Lirios
Edifié entre 1903 et 1905 par l'architecte Eduardo S. Rodriguez Ortega, voici un des plus remarquables et représentatifs bâtiment de l'Art nouveau catalan cher à Gaudi. Le nom de "maison des lierres" fut donné par les gens du quartier après sa construction, car l'inspiration botanique est présente sur tout l'ensemble de la façade, les lierres courent et grimpent le long des murs jusqu'à donner l'impression de porter les balcons et d'être à eux seuls les gardes corps de chaque ouverture.
Edificio "No hi ha somnis impossibles"
Voici une autre réalisation de l'architecte Eduardo S. Rodriguez Ortega, située à quelques pas de la "maison des lierres". La devise catalane "Il n'y a pas de rêves impossibles" en référence à Gaudi n'est pas originale, elle a été apposée sur le bâtiment fin 1999.
Palacio de las Aguas Corrientes
Le Palais des eaux courantes est un des plus singuliers bâtiments de la capitale. En effet il a été édifié à la fin du XIXe par les architectes Carl Nyströmer et Olaf Boyees pour accueillir... un dépôt d'eau courante afin de faire face à l'augmentation constante de la population dans la capitale et répondre ainsi à la question de l'approvisionnement en eau courante.
Voici donc un Palais à l'architecture extérieure de style éclectique propre à la fin du XIXe. La façade est constituée de briques et de céramiques en provenance d'Europe (Belgique et Angleterre).
A l'intérieur sur 3 niveaux étaient disposés 12 réservoirs d'eaux soutenus par d'énormes poutres et colonnes. En effet derrière la façade éclectique du bâtiment se dresse une structure métallique portée par 180 piliers capable de résister aux tonnes d'eau des réservoirs.
La construction de cet édifice marqua le début de l'amélioration de l'hygiène et l'abandon progressif des citernes dans la capitale.
La Confitería del Molino
Edifié entre 1914 et 1917 par l'architecte italien Francesco Teresio Gianotti, cet immeuble de style Art nouveau était à l'époque le temple de la pâtisserie portègne où tous les membres de la vie culturelle, artistique et politique aimaient se retrouver. A l'abandon depuis 1997 mais inscrit par l'Unesco sur la liste du patrimoine Art Nouveau Internationale, il est enfin en cours de restauration depuis maintenant plus de 2 ans.
PALERMO CHICO
Voici un "sous-quartier" non officiel du quartier de Palermo, cette zone coincée entre Palermo et Recoleta est constituée de palaces et de résidences pour la partie fortunée de la capitale, de nombreuses ambassades y ont élu domicile. A la différence des grandes avenues de la capitale, les rues sont ici assez étroites, courbées, parfois pavées.
Les plans de ce quartier ont été confiés à l'architecte paysagiste franco-argentin Charles Thays. Il est divisé en 2 secteurs distincts; le côté nord est caractérisé par ses grands manoirs et maisons de style Tudor avec jardins privés, le côté sud affiche également l'opulence à partir des années 1940.
La Maison Ronde
Edifiée par en 1922 par l'architecte italien Mario Palanti, cette "Maison Ronde" , est peut-être une trace tendant à prouver l'histoire de la construction du Barolo (du même architecte), avec ce magnifique portail à deux vantaux doté de deux faces sculptées dans le bois. Celles d'un homme et d'une femme: Dante et Beatriz, son amour impossible, immortalisé dans la Divine Comédie.
D'autres réalisations de style Tudor de Palermo Chico...
PALERMO VIEJO
Tout comme Palermo Chico, voici également un sous-quartier de Palermo qui se mélange lus ou moins avec Palermo Soho et Palermo Hollywood. Ici place à des maisons basses édifiées plus ou moins dans les années 30 dans le style Art déco.
RETIRO
Quartier de tous les contrastes et dissonances de la capitale, parsemé d'édifices d'intérêts architecturaux qui côtoient la misère des logements précaires (Favela 31).
Gare de Retiro Mitre
Autrefois véritable coeur névralgique des voyageurs portègnes, la plupart du trafic se réduit à des trajets de courte distance.
Edifiée par l'ingénieur britannique Reginald Reynolds, la gare a été inauguré en 1915. Le bâtiment principal de style néoclassique répond aux standards des gares françaises de l'époque, il a été dessiné par les architectes Eustace L. Conder et Sydney G. Follet.
La structure d'acier abritant les quais a été produite en Angleterre, à Liverpool et montée sur place.
Ambassade de France
Edifié en 1912 par l'architecte français Paul Pater, le Palais Ortiz-Basualdo cette ancienne résidence du Prince de Galles a été rachetée par la France en 1939, la sauvant alors de la destruction programmée. Derrière cette façade néoclassique se trouve l'ambassade de France en Argentine.
A découvrir également...
Après une sélection très partiale et partielle de la richesse architecturale portègne entre 1810 et 1930, voici encore quelques édifices intéressants observés au grès de mes déambulations.
L'architecture de Buenos Aires a traversé les époques au rythme des vagues successives d'immigration. Faisant fi de l'architecture coloniale, le néoclassique s'est imposé avec l'arrivée de l'immigration italienne, l'architecture française prit le relais avec les grands travaux d'urbanisation à la mode haussmannienne, une influence anglaise également. C'est au début du XXe que l'architecture vernaculaire fit place à l'Art déco, et le phénomène continua ainsi après les années 30, puis 50.
Sous l'influence de ces cultures diverses apportées par l'immigration, la ville semble être un assemblage ou juxtaposition de styles faisant d'elle une ville très singulière.
Oui Buenos Aires est la ville d'Amérique Latine la plus européenne mais elle n'est pas européenne. C'est par le mélange de ces différentes cultures migratoires qu'elle a construit sa propre identité et unité et qu'elle a ainsi créé son propre langage architectural comme une synthèse de ses origines.
Merci.
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