Auguste Perret : un atelier pour une artiste
Ce n’est un secret pour personne, je suis un fervent admirateur des réalisations architecturales d'Auguste Perret. Après avoir découvert les plus connues et remarquables comme Notre-Dame du Raincy, les immeubles des rues Franklin et Raynouard, le Théâtre des Champs Elysées jusqu’au centre ville du Havre et plus particulièrement son église Saint Joseph, je suis parti à la recherche de ses réalisations plus anecdotiques. Je me suis alors intéressé aux ateliers parisiens portant sa signature.
Tout avait commencé par une sortie photographique sur l’architecture du Boulogne-Billancourt des années 30. J'y découvre les ateliers de Dora Gordine et de Marguerite Huré, puis celui de Chana Orloff dans le 14ème arrondissement.
Une amie polonaise, attachée à l'histoire des artistes de son pays venus s'exiler à Paris, m'évoqua l'existence d'un autre atelier commandité par une artiste peintre d'origine juive assimilée polonaise, Mela Muter et conçu par l'architecte Auguste Perret.
Auguste Perret avait des relations fécondes avec le milieu artistique et littéraire parisien et plus particulièrement avec les artistes femmes.
4 ateliers pour 4 femmes artistes : sculptrice, peintre, vitrailliste. Je voulais savoir qui étaient ces femmes qui ont créé entre les murs imaginés par Auguste Perret et sont toutes devenues des artistes majeures du XXème siècle.
Commençons ensemble par sillonner le parcours en France de Mela Muter.
Paris est encore la capitale mondiale de l’art en ce début du XXème siècle.
Sous l’impulsion des différentes expositions universelles parisiennes, des cercles d’artistes d’avant-garde se forment, attirant en leur sein des artistes étrangers, acteurs du dialogue entre ces mouvements français et internationaux.
La place des femmes n’est pas anecdotique dans ces institutions, et beaucoup y participent activement malgré la rigidité et la frilosité et les préjugés séculaires patriarcaux.
Ces académies sont de véritables lieux d’échanges et de sociabilité, qui tentent de rompre avec la tradition picturale vieillissante.
Elles permettent l’accès à des ateliers et modèles pour des sommes assez modiques, et la rencontre avec d’autres artistes.
Issue d’une famille juive aisée et cultivée de Varsovie, Mela Mutermilch intègre les cours de l’école de peinture et de dessin pour femmes de Milosz Kotarbinski. Puis accompagnée de son mari Michel Mutermilch, écrivain et critique littéraire, elle s’installe à Paris en 1901.
Elle rejoint l’académie Colarossi, puis intégrera La Grande Chaumière voisine pour y suivre les cours du sculpteur Antoine Bourdelle qui deviendra son mentor.
Nous sommes alors en plein Montparnasse, quartier qui verra naitre L’école de Paris, dont Mela Muter sera une des figures importantes.
Mais comme Mela Muter le dit elle-même, elle ne fera qu'un court passage dans ces académies, estimant ses professeurs incapables de lui apprendre quelque chose, ou alors craignant que leurs enseignements influencent et brident son talent. Elle décide donc de quitter ces écoles pour travailler seule en étudiant les tableaux des maîtres dans les musées.
Etudier ne veut pas dire copier et Mela Muter sut assez vite affirmer sa personnalité dans sa peinture.
Ses toutes premières oeuvres sont caractéristiques de la peinture polonaise symboliste du début de XXème siècle et également influencées par l'école de Pont-Aven, en témoigne ses fréquents séjours en Bretagne. Ses productions vont montrer paysages et figures des paysans armoricains. Puis ses inspirations s'étendront vers l'Espagne et la Provence où elle séjournera entre les deux guerres.
Une reconnaissance rapide
Mela Muter reçoit assez vite la reconnaissance de son talent par les critiques d'art et multiplie les expositions. Elle est nommée sociétaire de la Société Nationale des Beaux-Arts un an à peine après son arrivée en France. Preuve de son aura naissante, les articles de presse sur son travail artistique se multiplient et même si tous ne lui sont pas favorables, la majorité s'accorde à reconnaitre la force de ses compositions et portraits.
Elle commence à exposer ses oeuvres pour la première fois à Varsovie en 1902. Les expositions s'enchainent à Paris, Barcelone et Gérone.
Un style personnel qui s'affirme, une portraitiste admirée
Son style très personnel développé dès 1905 s'affirme alors totalement avant la Première Guerre Mondiale. Des coups de pinceau assez caractéristiques secs et courts avec une palette de couleurs claires et mates. Bien que restant attachée aux sujets traités depuis ses débuts, Mela Muter porte de plus en plus d'importance aux portraits. Ses premiers modèles de prédilection se comptent parmi les paysans, pêcheurs, les vieux, les pauvres et scènes de la vie courante. Viendront ensuite un chapitre sur les enfants, puis sur la "maternité".
Dans les années vingt, ses talents de portraitiste sont véritablement et incontestablement reconnus. Son style personnel est désormais facilement reconnaissable, une retranscription sèche, dense et âpre des traits physionomiques et psychologiques de ses portraits avec comme seul dessein : faire ressortir le caractère intime et fixer l'âme de son modèle à travers une posture, une gestuelle, un regard, en faisant fi de son statut social.
Une vie pleine de tragédies
Cette reconnaissance réelle ne doit pas occulter les épisodes noirs que Mela Muter traverse depuis son arrivée en France. Après les décès de sa mère en 1908 et de sa soeur en 1911, elle rencontre Raymond Lefebvre, intellectuel et militant socialiste convertit au communisme, en 1917 et divorce avec son mari Micha en 1919.
Elle participe avec lui à l'activité politique et pacifiste, mais en 1920 son nouveau compagnon disparait mystérieusement dans des circonstances inexpliquées en mer de Barents, suite à un retour chaotique d'un voyage pour prendre part au deuxième congrès de l'International communiste. Une possibilité d'assassinat politique est évoquée par la presse française de l'époque.
A cette nouvelle tragédie, Mela Muter apprend que son fils est atteint d'une grave tuberculose osseuse. L'ensemble de ces événements semble provoquer sa conversion au catholicisme en 1923.
Nu cubiste (1919-1923)
Une représentation avant-gardiste de l'origine du monde de G. Courbet
Mela Muter ne cesse de peindre et d'exposer régulièrement à Paris et en Europe, mais à la mort de son fils en 1924 et ensuite de son ami Rainer Maria Rilke en 1926, elle plonge dans une forte dépression.
Un atelier conçu par Auguste Perret
Fin des années 20, la reconnaissance de Mela Muter acquise, son carnet de commandes privées ne désemplit pas. Elle fait l'acquisition d'une parcelle de 155m2 située en fond de cour privée, allée Maintenon, dans le quartier Montparnasse. Elle commande aux frères Perret la conception et construction d'une maison-atelier.
Cette réalisation est livrée une année plus tard. Elle s'articule autour d'un patio faisant office de puit de lumière. Son ossature est en béton armé bouchardé avec un remplissage de briques bicolores calepinées en damier qui lui donne toute sa singularité.
Mela Muter dans le patio de sa maison-atelier (1928-1933).
© "Les portraits de Mela Muter", L'Architecture d'aujourd'hui , n°3, avril 1933.
Mela Muter en plein travail sur le portrait de son modèle du jour, Auguste Perret (1928-1933).
© "Les portraits de Mela Muter", L'Architecture d'aujourd'hui , n°3, avril 1933.
La distribution des espaces est simple, rationnelle et fonctionnelle. Au rez-de-chaussée une salle à manger, une cuisine et une salle d'exposition; à l'étage l'atelier donnant sur la cour privée et une chambre avec salle de bain.
Seul l'escalier accédant à l'étage a une véritable singularité car il est totalement détaché des parois de la maison.
En 1946, Jean Dubuffet, alors locataire de Mela Muter, fera l'éloge de cet escalier par courrier adressé à Auguste Perret. Mais je ne m'attarderai pas sur ce courrier, préférant retenir que Mela Muter, qui avait fui Paris au moment de l'arrivée des allemands, avait souhaité récupérer son atelier après guerre mais Jean Dubuffet, antisémite avéré, ne voulut jamais le lui rendre...
Un exil dans le sud de la France pendant la guerre
La guerre est là, Mela Muter connait des difficultés financière et même convertie au catholicisme, il ne fait pas bon rester à Paris, les critiques xénophobes ne sont pas étrangères à son départ de Paris, car il ne fait pas bon être une artiste étrangère exilée en France avec ses convictions politiques.
Elle loue alors son atelier à Jean Dubuffet et s'exile dans le sud de la France dans un appartement reçu par la ville d'Avignon et enseigne en contrepartie le dessin et l'art dans un collège de la ville.
Retour à Paris à la libération
De retour à Paris dès la libération, Mela Muter continue d'être active dans les mouvements pacifistes et milite pour la protection des frontières polonaises sur l'Oder et la Nysa.
Elle tente en vain de récupérer sa maison-atelier louée à Jean Dubuffet et se retrouve contrainte de vivre dans un modeste atelier de fond de cour au 40 rue Pascal.
Après une grande rétrospective de son oeuvre à Paris en 1953, elle reste fidèle à son style figuratif mais le succès n'est plus au rendez-vous.
Elle souffre de problèmes de vue qui l'empêche de peindre, opérée en 1965 elle expose une dernière fois dans une dernière rétrospective de son vivant à New York en 1967.
Quelques mois plus tard, le 16 mai 1967, Mela Muter meurt pauvre et oubliée dans son modeste atelier parisien.
L'atelier de nos jours
Il n'a pas été dénaturé extérieurement, mais son aménagement intérieur a connu des transformations sur trois périodes (1991, 1995 et 2012).
En 1989, une demande de démolition totale des planchers et cloisonnements intérieurs reçoit une avis défavorable des Bâtiments de France, mais la même année une autorisation est délivrée pour une rénovation intérieure. C'est à cette occasion que l'on découvre que les recommandations des autorités sur le respect de l'existant n'ont pas toutes été suivies.
Une nouvelle phase de travaux est entreprise en 2012. Une visite du département d'Histoire de l'Architecture et d'Archéologie de la Ville de Paris en 2021, suite à une demande de surélévation, permettra également de découvrir une dénaturation assez nette des aménagements intérieurs pensés par Auguste Perret, faisant une nouvelle fois fi des avis donnés par les autorités "compétentes".
Aménagements intérieurs de nos jours (Agence Oglo Paris).
Un rez-de-chaussée remanié tendance galerie d'art, qui bien que s'éloignant de l'esprit atelier d'origine, permet néanmoins une réconciliation tendance XXIème siècle avec la vocation initiale des lieux.
La première moitié du XXème siècle marque un tournant pour les artistes femmes, longtemps marginalisées voir ignorées dans le milieu de l'Art. Elles jouent un rôle important à la naissance des mouvements artistiques modernes mais continuent d'être peu reconnues ou vite oubliées.
Célèbre dans la capitale parisienne pendant les années folles, Mela Muter fut l'une de ses pionnières. Elle a traversé ce siècle au rythme de ses turbulences avec ses peintures radicales et personnelles, ses engagements politiques et sa mouvance dans le tout-Paris artistique.
Mais son travail de nos jours est quelque peu oublié partout dans le monde, toujours dans l'ombre de ses homologues masculins de l'Ecole de Paris.
De part ses choix de sujets et sa technique très personnelle, Mela Muter est un peu à contre courant de l'avant-garde de son époque.
De nos jours, son oeuvre reste encore peu explorée, méconnue voire inconnue du grand public. IL n'est jamais trop tard pour restaurer la mémoire de cette artiste et lui redonner toute la place qu'elle mérite dans l'histoire de l'art.
E.G. Sep.2022
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